Julien Tardif sociologue contemporain des relations franco-marocaines sentretient, pour L’Observateur du Maroc, avec le sociologue franco-malien Mohamed Amara, du Centre Max Weber à luniversité Lumière Lyon 2 en France  et de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de lUniversité de Bamako au Mali. Ils proposent une mise en perspective des enjeux pour le Mali face à la situation de la crise diplomatique régionale après le renvoi de lAmbassadeur français au Mali, les sanctions adoptées par la CEDEAO, et l’échec de la tentative française dinternationalisation des sanctions à lONU contrée par les diplomaties russes et chinoises.  

 

Julien Tardif: Le procès en illégitimité du régime de transition malienne orchestré par la diplomatie française est-il une stratégie qui vous semble pertinente ?

Mohamed Amara: Situation inédite entre Paris et Bamako. L’expulsion d’un ambassadeur est une décision politique grave, mais ne signifie pas « la rupture des relations diplomatiques ». Néanmoins, elle traduit le sentiment d’humiliations des propos tenus çà et là. Par le passé, le 25 octobre 2021, les autorités de la transition ont déclaré « persona non grata » Monsieur Hamidou Boly, représentant spécial de la Cedeao au Mali. La raison, « agissements incompatibles avec son statut ». Au fond, nous assistons à la fin d’une ère et le début d’une autre.  Les dynamiques sécuritaires modifient les relations d’Etat à Etat. Par conséquent, elles installent les Etats dans une fragilité diplomatique permanente. 

Comment la démocratie malienne résiste-elle aux pressions internes et externes sur son intégrité territoriale et sur sa capacité à déployer dans ce contexte, une politique de développement humain ?

Ce fut longtemps une « Illusion » proposée par un ensemble d’acteurs internationaux qui masquaient ainsi les profondeurs nécessaires à l’analyse de la complexité de l’accès aux services de soins communautaires, à l’éducation, la réalité, non pas du non-recours au droit, mais de l’égalité devant le droit tout court !  

La place du narcoterrorisme  est essentielle aussi à analyser. Un « Narcoterrorisme » d’un genre bien spécifique à la région, qui n’a rien à voir avec un conflit global pour le djihad de la zone irako-syrienne et qui nécessite donc des solutions spécifiques, régionales et continentales. L’exemple de l’affaire « AIR COCAÏNE » en 2009  et de la manière dont elle vient alimenter les ressorts du jihadisme sahélien en est une bonne démonstration. Le rapt de touristes engendre des rançons inavouées également, c’est bien connu de la réalité anthropologique sécuritaire. 

Comment percevez-vous dans le contexte de la crise actuelle et du départ progressif de la force Barkhane, lavenir du Mali dans le G5 Sahel ?

L’exemple de la force conjointe du G5 SAHEL montre que les milieux politiques africains ont été très surpris par le terme de « clarification » de la situation employée par le Président français avant la crise pandémique de la Covid. Dénomination qui a, pour beaucoup, des relents néocolonialistes. Le sommet de Pau, en janvier 2020, a illustré une analyse croisée des insuffisances en termes de politique de développement.

Salif Keita, grand artiste malien, a dit au Président malien de l’époque, qu’il n’a pas à se faire bousculer par un Président « deux fois son cadet ». L’échec de la force française Barkhane est manifeste au Mali. C’est une évidence. La détention plénipotentiaire de tous les moyens militaires et de renseignements par les Français, est extrêmement mal perçue localement puisqu’ils n’en voient pas l’impact. La Russie est par exemple aujourd’hui, considérée comme une solution possible, face au duo force française et intervention onusienne. 

Que pouvez-vous nous dire de la puissance de limaginaire panafricaniste dans les enjeux actuels ?

Moussa Sow, anthropologue directeur de l’institut des sciences de l’Homme à Bamako, s’intéresse aux frontières dessinées par les États européens construisant sur le modèle de l’État nation, la géographique humaine africaine. Le passé arabo musulman au XVIIIème siècle n’est pas plus glorieux. L’esclavage est une réalité aussi, les hommes castrés, les femmes violées par les maîtres, les enfants tués par ces mêmes dominants avec un autre Dieu et d’autres mœurs. Un véritable infanticide orchestré que l’Amérique n’a pas connu à une telle ampleur. Mais si revenir sur ce passé, est un devoir, il est important pour les africains d’arriver à sortir de la concurrence victimaire, pour penser leurs propres affaires, leur propre épistémé, au sens foucaldien du terme. Les travaux de Kako Nubukpo sur « l’urgence africaine » en démontrent l’acuité. 

Sur le volet du développement économique et social, quels sont les chantiers qui sont pour vous prioritaires ?

Il y aura plus de 200 millions d’habitants rien que pour le Sahel pour ces 5 pays, dans les décennies à venir. L’explosion des mouvements sociaux est inévitable. Le problème n’est pas tant le taux de natalité, que l’absence de volonté politique de construire une politique de développement intersectorielle. En termes de développement économique, le Mali est par exemple l’un des premiers producteurs du coton en Afrique, mais la faculté de transformation de la matière première au pays est extrêmement insuffisante pour la professionnalisation de la population et son bien-être.

Il y a par exemple plus de téléphones portables que d’habitants, pourquoi ? Cette libéralisation du rapport à autrui par la digitalisation des rapports sociaux appelle à l’analyse des questions d’influence des sociétés occidentales et de leurs filiales africaines, à l’exemple de l’entreprise Orange pour ne citer qu’elle. Pas besoin d’avoir un abonnement téléphonique, à l’image « d’Orange monnaie ». Un système bancaire dédié à la communication numérique. La déstabilisation des pouvoirs politiques, passe aussi par-là, sans évoquer la guerre pour la géopolitique énergétique des terres rares, si bien décrite par le journaliste français, Guillaume Pitron. Mais quelle analyse prospective de l’impact de ces nouveaux partenariats dits « win-win » en terme de risques sociaux et de risques sanitaires ?

A la différence de la Mauritanie islamique, comment faire de l’État laïc au Mali, une arme pour la citoyenneté contre la criminalité organisée et les « influences néfastes de pairs malveillants » dans les conflits de territoires, les conflits ethniques et les conflits de possession/exploitation des ressources ? 

Les tensions entre les nomades et les sédentaires sont donc une question d’espace territorial et de foncier. C’est comme une guerre de l’eau, à partir du moment où il y a raréfaction de la ressource, nous entrons dans de la géostratégie, qui si elle n’est pas prise en considération par les États nations, ceux-ci se retrouvent alors grignotés par des instances tierces de décisions, de pouvoirs, de nuisances. 

Sur le plan des politiques culturelles, par exemple, pourquoi apprendre la connaissance millénaire de la civilisation de Tombouctou, ici en Occident, et ne pas l’enseigner au pays même ? En décembre 2019 au Mali, invité par l’Institut français, un ami me guide vers un théâtre populaire, pour découvrir une mixité sociale de Français expatriés et de Maliens notamment. Cette réalité est belle et doit nous guider pour l’avenir ! Faisons de ce possible dans le champ culturel, un possible dans les politiques intersectorielles de développement !

Retrouver l’entretien que Mohamed Amara a donné à France Culture le 13 janvier dernier sur le plateau d’Emmanuel Laurentin dans l’émission le Temps du débat - Lien